L’enseignement en junomichi
À l’occasion du séminaire 2024
Il faut tout de suite commencer par préciser qu’en junomichi l’enseignement n’est pas réservé qu’aux professeurs. Tout pratiquant et pratiquante de junomichi est amené, quelques soient ses connaissances, à transmettre sa compréhension par l’échange de sensations. Dans notre pratique un kyu, même si son expérience est restreinte, détient une certaine intelligence de ce qu’il fait et est dès le début sollicité à ne pas avoir une relation de dépendance avec son professeur. Dans un dojo de junomichi, il y a en permanence un partage de connaissances, entre pratiquants plus ou moins expérimentés, qui échappe en partie à la personne qui a la responsabilité du cours. Cette circulation des intelligences est la véritable source d’émancipation des pratiquants. C’est grâce à cet enseignement mutuel dispensé par les uns et les autres, et des uns avec les autres, que se forment les pratiquants d’une école, mais aussi plus largement, tous les pratiquants de junomichi. Il est d’ailleurs courant de dire qu’un pratiquant expérimenté apprend autant en travaillant avec un débutant qu’avec un pratiquant plus expérimenté, pour la simple raison qu’être amené à se rendre disponible ou bien à expliquer ce que l’on recherche et ce que l’on ressent, est aussi une façon d’apprendre, une façon de se confronter à la discipline qui consiste à comprendre que, transmettre n’est jamais unilatéral et que ce qu’on donne est directement réciproque à ce que l’on reçoit.
Cet important partage de connaissances qui existe sur les tatamis de junomichi devrait pourtant être accompagné d’une autolimitation pour chacun. Là où l’on voudrait au plus vite transmettre au partenaire une connaissance acquise, il faut souvent savoir faire preuve de retenu pour que celui qui est en recherche ne soit pas noyé d’informations qui viendraient limiter sa capacité de découverte. Ce qui revient à dire que ce qu’on apprend en transmettant, ne devrait jamais prendre la place de ce que l’autre découvre en cherchant.
Il est important de comprendre que l’essentiel de la transmission se fait par une forme de corps, c’est-à-dire par le subtil travail qui consiste à faire sentir en dehors des paroles. C’est en recevant l’action ou bien en la produisant, que les deux partenaires apprennent le plus. Un pratiquant peut par sa façon de parcourir un mouvement, mieux transmettre que par mille paroles, il produit avec son corps comme le fait le sculpteur avec sa matière, un moule creux perdu, dans lequel le partenaire se coule pour découvrir toutes les subtilités d’un mouvement. Il faut donc toujours s’assurer qu’avant de parler et d’expliquer ce que l’on croit savoir, on ait d’abord bien épuisé tout ce qui se communique par le silence, la sensation et le corps.
Il est certain que l’autonomie dans la recherche est un héritage que nous a légué Igor Correa, elle est à l’image du parcours singulier qu’il a suivi tout au long de sa vie dans le judo. Cette autonomie est soutenue par la profonde conviction qu’il ne faut jamais déléguer sa capacité d’apprentissage à quiconque et encore moins à un quelconque maître, et que chaque pratiquant doit être en mesure de discerner ce qui lui est nécessaire, et que chacun est toujours responsable de sa progression. C’est ainsi que chaque pratiquant est appelé à développer une rationalisation de ce qu’il fait, c’est-à-dire de mettre des mots sur des sensations et par là, être en capacité de les partager plus largement. Cette intelligence spécifique, toujours liée à un faire, permet d’éviter l’écueil de se livrer aveuglement à des pédagogies extérieures à la pratique, aussi séduisantes soient-elles, pour rester toujours en rapport direct avec l’œuvre inaugurale de Jigoro Kano.
Paradoxalement cette grande autonomie acquise sur les tatamis de junomichi, ne devrait pas développer chez le pratiquant un sentiment d’indépendance ou bien d’autosuffisance qui auraient pour effet de lui laisser croire que toutes les expériences se valent et qu’il n’aurait finalement besoin de personne pour avancer. C’est parce que cette autonomie est corrélée à une forte confiance en ses paires, en ceux qui sont nés avant lui dans la pratique, que chacun bénéficie pour sa propre recherche de tout le travail accompli avant lui. C’est donc aussi en sachant se mettre dans la main d’une idée ou de quelqu’un qui connait d’avantage que soi, que réside la véritable compréhension. Cela permet d’éviter de nous égarer dans certaines impasses stéréotypées qui surgiraient de l’air du temps.
Avancer dans la pratique individuellement et collectivement, se résume donc en un juste tressage à trois branches distinctes : celle d’une capacité à être poreux à ce qui est proposé par ceux qui ont œuvré avant nous, celle d’une initiative personnelle décidée et celle enfin d’une volonté sans faille pour rester dans un rapport direct à l’œuvre de Kano.
Malgré cet enseignement mutuel et horizontal qui existe entre tous les pratiquants de tous niveaux d’expérience et dont la forme la plus accomplie est sans aucun doute ce que nous appelons le travail libre, il y a des professeurs, c’est-à-dire des pratiquants et des pratiquantes qui décident de créer une ou des écoles de junomichi et qui s’engagent ainsi à animer des cours. Ceux-là sont bien évidemment tout particulièrement concernés par la question de l’enseignement et doivent bien prendre conscience qu’enseigner le junomichi n’est pas comparable à la notion d’enseignement dans d’autres formes de discipline. Cette singularité est principalement due au fait que le professeur de junomichi n’adopte jamais la position de celui qui sait, ou de celui qui depuis une position stable, délivrerait un savoir à ceux qui ne l’auraient pas encore.
Un professeur est un pratiquant en recherche qui se donne pour tâche, de façon affirmée, de donner envie à ses partenaires, disons à ses élèves, à faire de même, c’est-à-dire à s’engager dans une recherche en junomichi. La preuve en est que la plupart du temps, ce qui motive un professeur qui fonde une école, n’est souvent que le simple désir d’avoir des partenaires pour pratiquer, c’est-à-dire de constituer un groupe de camarades pour la recherche. Plus les pratiquants d’une école comprennent rapidement que l’essentiel est de s’engager dans une recherche autonome, plus les chances qu’existe une émulation pour explorer collectivement toutes les richesses que détient la pratique du junomichi sont importantes.
C’est pour cela qu’un professeur n’est jamais celui qui détenant un savoir, ou disons ayant une expérience importante, se limite à la transmission de celle-ci, mais bien au contraire, il est celui qui, par son propre mouvement de recherche et d’apprentissage, ose faire de cette fragilité la matière même de son enseignement. C’est ainsi que sur des tatamis où se pratique le junomichi, le professeur est un parmi les autres, il pratique et fait autant que n’importe qui, voire même est amené à en faire plus, en passant entre les mains de tous les pratiquants pour faire sentir par son action et sa disponibilité, le sens même des mouvements et des exercices.
Dans notre pratique, il n’existe pas de professeur qui depuis une position en surplomb, dispense de façon verticale un cours. C’est toujours de l’intérieur de celle-ci que cela émane, en engageant tout son être pour réussir à transmettre ce qui est bien plus qu’un savoir, mais bien plutôt une flamme, son désir même de faire du junomichi.
C’est pourquoi un professeur ne délivre pas de façon littérale un cours qu’il aurait préalablement entièrement préparé, cela aurait pour effet de lui donner un temps d’avance figé sur les autres, et risquerait vis-à-vis de ses élèves de l’installer dans une position de supériorité inadéquate à ce que nous cherchons. Un professeur qui s’apprête à faire cours doit bien entendu se préparer en amont, mais peut laisser une part d’incertitude, d’improvisation, afin d’être traversé par le désir des autres pratiquants, en se fiant toujours à ce que demandent l’instant et le lieu où se déploie le cours. Cette manière de capter ce qui se joue sur les tatamis au moment même où la pratique a lieu, est tout le talent de celui qui a la responsabilité d’un cours. Il doit être particulièrement en alerte pour pouvoir, tout en tenant le cap de sa proposition initiale, savoir s’adapter à ce qui apparait dans la pratique, et être capable de la transformer sous forme de propositions vivantes, partageables par tous les pratiquants présents.
Par conséquent ce qui est le plus important lors d’un cours n’est pas tant la virtuosité technique dont est capable un professeur, même si cela a évidemment son importance, ou encore ses qualités de pédagogue averti, mais sa capacité à créer un fil créatif, dont le rythme permette à tous ceux qui sont présents, de pratiquer avec enthousiasme.
Pourtant un professeur doit toujours se rappeler que lors d’un cours, il n’est pas le seul responsable de l’enseignement, que tous les pratiquants présents sur les tatamis sont des relais inventifs qui par résonnance font avancer la recherche et contribuent à faire comprendre qu’apprendre ne peut être qu’un mouvent mutuel et général.
Au fond si cette idée est bien comprise et investie par tous les pratiquants, celui qui est responsable d’un cours n’est là que pour aider ce mouvement et encourager cette capacité. Il est indispensable de préciser que pour atteindre cette compréhension il n’y a aucunement besoin que les pratiquants aient un niveau particulier de connaissance, mais bien plutôt que le professeur ait une profonde confiance en la capacité qu’ont les pratiquants à chercher et à trouver par eux-mêmes, une confiance en la possibilité qu’ils ont de pouvoir s’émanciper par l’entraide et la coopération.
C’est pourquoi un professeur de junomichi devrait toujours se demander si ses propositions de travail ne sont pas finalement des éléments gênants pour les pratiquants, des apports qui bien que sincères, viendraient pourtant les arrêter dans leurs élans. Il doit rester attentif à ce que sa volonté de transmettre, souvent par une trop importante mise en avant de soi-même, n’interrompe pas le mouvement qui existe déjà, que ses propositions restent toujours une façon de suivre plutôt que de devancer, en somme qu’elles soient un encouragement à ce que les pratiquants trouvent par eux-mêmes et en dehors de lui.
Là encore, une des qualités les plus importantes du professeur, va être l’autolimitation, cela veut dire, ne pas vouloir à tout prix répondre à un programme préparé en amont, ni vouloir transmettre de façon exhaustive tout ce qui survient dans le mouvement même d’un cours. On le sait tout professeur qui a de l’expérience peut faire surgir en improvisant des quantités de propositions en les faisant se rebondir les unes aux autres, ce plaisir d’être au centre du mouvement général est évidement grisant, mais ne doit jamais prendre la place et exister au détriment de l’émancipation qui apparait par le travail de tous avec tous.
Lors d’un cours, une manière efficace de procéder consiste à œuvrer par comparaisons, exposer aux yeux de tous ce travail souterrain qui se fait entre les pratiquants, mettre au milieu ce qui se joue à la périphérie, dans l’intimité du travail à deux. Voir la recherche, montrer le travail, regarder ses camarades faire est peut-être un enseignement plus efficace qu’une succession de démonstrations spectaculaires et maitrisées.
Une bonne séance de pratique est donc celle qui stimule la capacité propre de chacun à explorer et à découvrir par le partage exigeant crée entre différents partenaires. Une moins bonne séance, est celle où les pratiquants ne se sont jamais ennuyés parce que toujours pris en main par des propositions diverses, mais où ils n’ont finalement pas pu sentir ce désir singulier de comprendre ce qui leur échappe, ce vide qui peut sembler inquiétant et qui pourtant précède toute découverte réelle. Un professeur doit être alors particulièrement heureux quand un pratiquant a le sentiment d’avoir trouvé par lui-même ce qui peut-être avait été induit par tout le cours, voire même qui arrive de façon totalement parallèle à ce qui était proposé. Ce n’est d’ailleurs que grâce à ce type de compréhension qu’une véritable appropriation est possible et que peut naître une force capable de cheminer avec confiance.
L’enseignement du junomichi est alors à l’image de ce qu’est le junomichi lui-même, c’est-à-dire un mouvement incessant. Il faut que l’enseignement se tienne sur un fil, sur la ligne de crête, où les savoirs acquis ne deviennent jamais des façons de tenir des positions stables. Que ce soit face à un partenaire, ou bien lors d’un cours dont nous avons la responsabilité, il est primordial de considérer ces moments comme des moments de partage. Partage au sens où chacun y met du sien pour créer une matière commune, et où il n’est jamais question de prendre un quelconque ascendant sur un autre, ou sur un groupe. Ce partage est certainement la condition de notre orientation, il est probable que ce soit grâce à la simplicité de cette démarche et à la générosité qui en émane que notre pratique perdure. Chacun et chacune contribue selon son expérience et selon son désir à ce que la pratique du junomichi reste une discipline vivante. Toutes les découvertes qui se trouvent déjà derrière nous et dont nous avons la tâche de réactiver incessamment, celles qui surviennent, et celles qui sont encore à venir, constituent la matière même de notre enseignement. Enseigner devient alors transmettre ce qui nous manque, une façon de mettre en partage l’inconnu qui nous donne ce sentiment singulier d’exister.
Rudolf di Stefano, août 2024