Retour à la pratique

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Les inventions du junomichi

Les inventions du junomichi et leurs conséquences…

La méthode

Il me semble tout d’abord nécessaire de préciser que notre pratique n’aurait pas pu se poursuivre depuis la création du judo par Jigoro Kano, si elle n’avait pas réussi à faire tout au long de son siècle et demi d’existence, de nouvelles avancées. Je suis convaincu que c’est par des apports nouveaux que s’est maintenue la vigueur des commencements, et que quand il n’existe qu’une simple répétition du même, cela ne peut conduire qu’au dépérissement d’une discipline, pour finalement s’enliser dans un académisme poussiéreux ne correspondant plus, ni au monde dans lequel cette discipline opère, ni aux intentions de départ qui l’ont faites originellement exister.

J’aimerais par ce texte tenter de valoriser les apports successifs qui ont été faits à la pratique du judo. Il est évident que je ne peux pas ici relever toutes les inflexions, les découvertes, les fructueux déplacements qui ont été faits depuis toutes ces années, mais je vais chercher plutôt à me concentrer sur quelques apports déterminants qui sont apparus depuis qu’Igor Correa s’est emparé de la pratique du judo, et cela jusqu’à aujourd’hui, où le junomichi continue la voie inaugurée par lui.

En même temps je découvre en faisant ce travail, que chaque extension de la pratique, semble nécessairement accompagnée d’une perte, ou plutôt qu’un pend entier de celle-ci devient moins important. Chaque avancée fait perdre à certains domaines de la pratique la place centrale qu’ils tenaient auparavant.

Pour faire cette généalogie des découvertes, j’ai voulu épingler à chacune d’elle un nom propre, même si je considère que tout bond en avant, toute nouvelle orientation n’est jamais dû à un seul individu, mais appartient tout autant aux pratiquants qui l’entourent, qui aident à formaliser cette extension singulière apportée à la pratique. Après avoir valorisé les différentes avancées collectives de la Commission technique, il semble important aujourd’hui de valoriser les figures marquantes qui se sont distinguées tout au long de l’histoire du junomichi. Pratiquants singuliers qui la plupart du temps se trouvent obligés, par la situation, de concentrer les avancées, de façon à ce qu’elles opèrent efficacement sur l’étude du junomichi et finalement sur tous.

C’est certainement d’ailleurs un des rôles principaux de la Commission technique, que de faire collectivement advenir, par la mise en avant de certaines personnes, des orientations nouvelles.

Igor Correa et les principes

Nous le savons tous, l’invention majeure d’Igor Correa est la découverte des cinq principes du junomichi. Ces cinq principes sont un apport qui a fait avancer le judo de façon considérable. Ils ont permis à tous les pratiquants qui s’y attèlent sérieusement, de comprendre les différents exercices et techniques par le prisme singulier qu’ils proposent. Il n’est plus possible après la découverte de l’esquive, du contrôle, de la mobilité, de la décision et de la non opposition, de comprendre et de penser les éléments constituants de l’étude du junomichi sans passer par eux. Ils sont une façon de saisir les techniques et les exercices par les causes internes et de les faire finalement apparaître comme l’expression de ces principes. Les mouvements, les techniques, les exercices du judo sont avec les principes du junomichi dotés d’une logique et d’une rationalité qui les unifient de façon intrinsèque, malgré les particularismes de chacun d’eux.

Ce qui caractérise à mon avis une invention majeure de ce type est qu’elle concentre une quantité infinie de possibles, que les pratiquants ont d’ailleurs la charge de déployer pour en faire apparaître toute leur puissance. Je voudrais pour cela rappeler brièvement où j’en suis de la compréhension des différents principes en donnant ici pour chacun d’eux, non pas une définition qui serait une façon d’arrêter le potentiel qu’ils détiennent, mais une interprétation ramassée et finalement plutôt subjective de chacun d’eux :

- l’esquive est une façon pour deux partenaires de mettre en commun, c’est-à-dire que c’est l’inverse d’un face à face, elle crée la possibilité pour les deux que quelque chose se passe qui soit intérieur à la pratique. L’esquive est donc la constitution d’un espace partagé qui permet d’être dans un rapport différencié tout en échappant à la confrontation. Partagé, c’est-à-dire, qui n’est ni l’un sur l’autre, ni l’un à côte de l’autre, mais un lieu créé à deux dès le départ de la relation, où chacun inclus l’autre dans son travail, pour laisser émerger la différenciation infime qui existe entre uke et tori.

- le contrôle est la liaison que se donnent les pratiquants entre eux pour se rencontrer. Il est une connaissance sensible de là où se trouve l’autre par rapport à soi et inversement. Avec le contrôle, le pratiquant n’est plus seul, il agit avec l’autre à tout moment. C’est par le contrôle qu’il est possible d’échanger, de transmettre les sensations et de rester au plus près de ce qui a lieu.

- la mobilité est la capacité que l’on donne au corps et à l’esprit d’être en permanence en transformation, d’être suspendu et toujours en mouvement. La mobilité est un principe affirmatif, qui propose d’emblée de se référer à la vie, à la joie, qui consiste toujours en une remise en question, sans prendre en compte ce qui serait de l’ordre de l’arrêt, ou de la mort. Grâce à la mobilité, le corps et la pensée n’agissent plus séparément ou alternativement, mais sont profondément intriqués l’un dans l’autre, pour ensemble se lancer dans un en avant inconnu.

- la non-opposition est le seul principe dont l’énonciation soit négative. Cela fait d’elle un repère qui indique cette fois où il ne faut pas aller. La double négation « non » et « opposition » exprime qu’il faut se refuser de faire dans l’opposition. Ce « non » finalement, désigne et isole ce qui est adverse à notre pratique, c’est-à-dire « l’opposition ». L’introduction de ce principe négatif nous rappelle qu’il y a possibilité de s’égarer, de s’arrêter, de rencontrer l’obstacle, de sortir de l’affirmation qu’énoncent les autres principes. Il introduit finalement une dimension critique dans notre étude, dont il n’a pas semblé nécessaire de se priver.

- la décision enfin est ce qui permet de faire tenir ensemble, de faire exister tous les principes, non pas les uns après les autres, ou les uns à côté des autres, mais bien en même temps et au même endroit. Ce n’est donc pas tant une façon d’agir tout de suite, que de réussir à convoquer tous les principes dans la même action de façon harmonique. Ce principe a aussi une dimension générale, comme d’ailleurs tous les autres. Il exprime l’engagement d’une vie dans une orientation, la fidélité à une idée, tout en laissant place à d’autres dimensions de l’existence.

Il me semble que la découverte de ces cinq principes par Igor Correa a eu trois conséquences majeures :

- premièrement cette avancée dans le judo a de façon décisive ancré la fondation du junomichi comme une relève du judo, qui d’ailleurs se portait fort mal. Grâce à ces cinq principes, le judo reste la source essentielle de la discipline avec ses exercices et ses techniques, mais junomichi désigne ce nouveau champ de connaissance, qui étend le judo de façon considérable.

- deuxièmement, cela a fait que cette connaissance nouvelle des principes, implique que les savoirs techniques, avec leurs dimensions mécanistes et encyclopédiques (accumulation de savoirs en surplomb), ne soit plus prioritaire. Cette dimension n’est pas abandonnée de l’étude du junomichi, mais ne fait plus l’objet d’une recherche principale.

- la troisième conséquence est que le mode d’organisation du junomichi, ne pouvait plus être qu’orienté par ce cœur, laissant de côté la dimension étatique et institutionnelle. Nous pourrions aller jusqu’à dire que la Commission technique est une forme organisationnelle qui découle de la découverte des principes. Sans eux, elle n’aurait pas eu cette entière légitimité. S’en suit que Commission « technique » n’est pas à entendre comme le lieu où l’on étudie les techniques et par extension les exercices, mais l’endroit où, on les interprète à la lumière des principes.

Werner Knoll et l’attitude

Ce qui a suivi cette grande avancée, c’est la désignation de Christian Demarre et Werner Knoll par la Commission technique, pour orienter la pratique du junomichi. Ce qui a prévalu dans les dix premières années a été une continuation et une consolidation, par deux personnalités distinctes, des apports qu’avait fait Igor Correa.

Ce qui à mon avis a finalement opéré un déplacement important dans l’étude du junomichi, est survenu par une contradiction entre deux orientations, qui a d’ailleurs été la source d’une scission entre deux parties des pratiquants et dont les échos ne me semblent pas encore totalement éteints.

Je dirais que l’apport essentiel de Werner Knoll au junomichi a été la volonté de mettre l’accent sur la dimension collégiale de l’organisation et de montrer par là que cette façon de fonctionner est infiniment plus exigeante que celle qui consiste à se fier à des formes organisationnelles existantes, avec leur hiérarchie pyramidale et leur faux-semblant formaliste, désignant directeur « technique », président, secrétaire, etc… Cette orientation était en contradiction avec celle que Christian Demarre voulait instaurer.

Cette conception de l’organisation de la pratique était due à la haute idée qu’avait Werner de l’amitié et de la sincérité qui en découlent. Cette idée faisait que toutes ses actions sur les tatamis et en dehors, étaient portées par cette grande droiture d’esprit et cette exigence, que nous appelons dans le junomichi : attitude. Cette attitude que l’on retrouvait dans chacune de ses actions, dans chaque exercice qu’il pratiquait, exemplairement dans le kime no kata et le koshiki no kata, était un modèle de comportement quant à la façon de se tenir dans une réunion de Commission technique, mais aussi dans n’importe quelle situation de la pratique. Attitude exemplaire, sincérité, dont découle une possibilité d’autonomie, qui se trouve être la seule façon viable pour qu’une organisation collégiale puisse fonctionner hors de toute machinerie stratégique.

Là encore, nous pouvons déceler de cette exigence d’attitude, des conséquences importantes que Werner Knoll a apportée au junomichi :

- celle qui consiste à penser que la figure de l’homme unique, tenant la barre seul comme ce fut le cas pour Igor Correa, est devenue moins prégnante. Grâce à Werner et les pratiquants qui étaient à ses côtés, s’est inaugurée une période où la collégialité n’était plus une simple aspiration mais une réalité active. À partir de ce moment là, chaque pratiquant ne peut plus se contenter que les choses se fassent en dehors de lui, mais doit prendre nécessairement conscience que son attitude est essentielle et l’engage, que ce n’est qu’à cette condition qu’un collectif autonome de pratiquants a possibilité d’exister.

- de même que la machine fédérale, avec sa dimension institutionnelle, loin d’avoir été abandonnée, tient depuis lors une place secondaire. Ce qui tient le collectif des pratiquants ne peut pas être une structure extérieure harnachée à ce corps, mais un maintient interne dont l’attitude en junomichi en est la référence.

Loïc Lehanneur, Michel Luguern et la voie de la douceur

À la suite de Werner Knoll et malgré le travail collectif toujours plus prégnant de la Commission technique, Michel Luguern et Loïc Lehanneur sont désignés, en tant que pratiquants plus avancés, pour animer les stages nationaux. S’ouvre à ce moment là, la séquence dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd’hui.

Je voudrais tenter ici de comprendre ce qu’ils ont apporté et apportent encore aujourd’hui au junomichi. Pour ce faire je vais d’abord distinguer ce que chacun d’eux ajoute à la recherche, sans entrer bien sûr dans les détails, mais plutôt en essayant de trouver de façon synthétique ce qui caractérise l’apport singulier de chacun. J’aimerais aussi montrer comment Huguette Knoll est décisive dans ce nouveau binôme.

Enfin je réunirai ces trois pratiquants, car il me semble que leurs avancées ont la particularité d’aboutir à des conséquences identiques sur l’étude du junomichi.

Je commencerai par Loïc, tant il est vrai que son apport au junomichi est la part la plus visible (omote) de l’opération à deux et la plus palpable quand au déplacement que cela a opéré dans la pratique.

Il me semble que, l’apport principal que Loïc livre au junomichi, est ce désir de trouver une unité aux différentes techniques et mouvements, démarche qu’il a d’ailleurs lui-même désigné comme relevant de la dimension hon (fondamental). Il y a dans la pratique de Loïc, dans toutes ses explications, la volonté de trouver une forme de corps qui soit la plus épurée possible, réunissant autant les techniques debout que celles qui s’exécutent au sol. Cette forme de corps qui a pour vocation d’être maintenue dans l’espace et dans le temps grâce à un équilibre instable, est ce qui donne à presque toutes ses actions une sorte de similitude. Les différents exercices et méthodes qu’il propose pour trouver cette unité, sont souvent des innovations dans la pratique du junomichi. Combiner par exemple systématiquement droite-gauche inspiré en partie du travail de Hirano Tokio, mais aussi en faisant un travail de répétition sans y faire intervenir la parole, ni la compréhension intellectuelle, ou encore la volonté de ne pas intervenir sur l’autre grâce à un kumikata presque absent, travailler les sorties au sol sans l’aide des pieds, où encore rapporter tous les nage waza à la simplicité d’un uki otoshi, sont des propositions qui cherchent toutes à acquérir cette unité du corps, ce plus petit dénominateur commun, capable de progresser sans obstacle et de façon autonome dans n’importe qu’elle situation.

Michel lui, peut-être parce qu’il a un intérêt tout particulier pour la forme, apporte paradoxalement une grande puissance à ce qu’est la dimension intérieure et invisible (ura) du junomichi. Par une recherche persévérante sur ce que représente uke dans l’étude, par sa façon de comprendre ce qui se passe à l’intérieur de la chute et finalement à l’intérieur de tout mouvement, Michel révèle une dimension du junomichi qui consiste à valoriser l’efficacité qui réside dans l’acceptation. L’ukemi est devenu grâce à son enseignement une véritable source de connaissance, par laquelle se forgent tous les pratiquants actuels du junomichi. En poussant à l’extrême son idée, on pourrait dire que cette approche propose de se mettre au bord de l’inconsistance, de l’abandon de soi, pour faire advenir un renversement. Tout cela est en même temps profondément corrélé à la notion de continuité, qui donne à cette acceptation une efficacité qui naît d’une constance dans l’action.

Cette façon déterminée d’envisager l’étude, va avec la singulière façon qu’a Michel de se mettre au service d’elle. Faire du junomichi c’est pour Michel mettre tout son être au service d’une idée. Ce qui découle de cet engagement total et sans faille, c’est qu’il devient évident que, se mettre dans la main de quelque chose est finalement bien plus puissant que de vouloir la diriger extérieurement. C’est cette dualité permanente chez Michel entre direction et se mettre au service de qui apporte à la pratique du junomichi quelque chose qui n’existait ni avec Igor Correa, ni avec Werner Knoll, ni avec les propositions faites par Loïc.

Ces deux apports spécifiques que Loïc et Michel font au junomichi, sont tout particulièrement soutenus par le travail d’une troisième pratiquante, Huguette Knoll. En suivant de façon très personnelle les propositions de Loïc, et en soulignant avec originalité ce qui existe dans un entre deux, entre la droite et la gauche, entre uke et tori, suspendus à l’endroit même de l’axe, Huguette met en valeur tous les possibles qui existent dans la ligne de crête de toute action.

Il y a chez elle aussi une volonté de faire apparaître dans chaque action l’envers qui est presque toujours une similitude, un miroir inversé, qui emmène tori et uke à faire finalement la même action, la distinction intervient alors toujours dans le minimum de différenciation possible.

Par ailleurs, dans l’étude des katas, elle cherche toujours une progression logique, exigence qui persiste aussi dans l’évolution qui existe entre un kata et un autre. Il y a chez elle une conscience aigüe de ce que propose comme progression un kata ou encore dans tous les katas réunis. Acuité qui l’emmène même parfois, à orienter son enseignement sous la forme d’une progression, qui bien qu’éphémère, prend tous les attributs d’une structure de kata.

En même temps, Huguette est aussi très active dans l’idée qui consiste à penser que « suivre » est doté d’une puissance bien plus importante que de vouloir à tout prix « devancer », voire même de se tenir là, entre deux, entre « suivre » et « devancer ».

En somme la recherche d’Huguette est aussi essentielle pour comprendre là où en est le junomichi aujourd’hui.

Ces orientations ouvertes par ces trois pratiquants font que, comme ce fut le cas pour d’autres avancées, certaines dimensions du junomichi semblent moins centrales et tiennent de ce fait une place moins prépondérante. Je dirais qu’il s’agit cette fois de la question du combat dans la junomichi qui, sans être abandonné, tient dans cette nouvelle disposition, une place différente. Cela s’est révélé tout particulièrement dans les incessantes interrogations quant à la place du randori et du shiai dans les stages et dans la pratique en général, question vive qui fait actuellement l’objet d’une nécessaire réinterprétation.

Comme tout déplacement important, cela produit certaines incompréhensions, mais il me semble pourtant, au regard des trouvailles que ces pratiquants font faire au junomichi, que cela questionne et oblige à faire avancer encore la recherche, pour la maintenir dans une vigueur créative.


Rudolf di Stefano, Avril 2022


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